– Afrique - Tabac sans frontières (14/04/2011)
Alors que plus d’un tiers des adultes du monde fume, les poches de croissance se font rares pour l’industrie du tabac. L’Afrique, bien que culturellement peu portée sur la cigarette, fait l’objet de toutes leurs attentions. Une population jeune, donc influençable, une réglementation peu appliquée et un fort potentiel de croissance sont les clefs de ce marché.
Les régulations de plus en plus rigoureuses et les campagnes anti tabac continuent de grever les résultats des grands fabricants de cigarette dans les pays riches, du Japon aux États-Unis en passant par l’Europe.
Les grands pays tels l’Inde et la Chine, désireux de protéger leurs fabricants, rendent la tâche difficile aux entreprises étrangères. En dehors de l’Asie du Sud Est, Philippine et Indonésie en tête, le dernier grand marché pour les majors de l’industrie du tabac se trouve en Afrique. Avec une population extrêmement jeune et un potentiel de croissance économique relativement élevé, le marché africain est prometteur : les habitudes de ses jeunes habitants peuvent encore être influencées par les professionnels du marketing que sont les fabricants de cigarette.
Ils en sont conscients.
En 2008, Imperial Tobacco s’emparait d’Altadis, dont la présence en Afrique est traditionnellement forte. Philip Morris International (PMI) pousse la représentation de ses fameuses Marlboro, réputées plus légères (et donc moins nocives), tandis que British American Tobacco (BAT) s’empare de la tranche basse du marché en proposant des cigarettes à moindre coût. Chacun met en avant une caractéristique bien particulière et rivalise d’ingéniosité pour gagner de précieuses parts de marché dans un environnement devenu extrêmement concurrentiel.
L’Afrique de l’Ouest offre des perspectives réjouissantes pour les cigarettiers, sans doute moins pour les populations.
L’Afrique : la dernière bouffée
Comme le note Imperial Tobacco dans son rapport annuel 2010, la zone Afrique Moyen-Orient est la plus performante des cinq dans lesquelles l’entreprise est présente : malgré une baisse du volume de cigarettes vendues de 2 % en 2009, son chiffre d’affaires a augmenté de 11 % et ses profits de 19 %. Dans la plupart des marchés de la région, seule 10 % des femmes sont fumeuses, l’un des taux les plus bas du monde. De même, les hommes, comparativement à d’autres pays, sont plutôt peu nombreux à fumer (environ 20 %). Autres signes encourageant pour Big Tobacco, ce sont les plus jeunes qui fument le plus. Dans des pays où les moins de 30 ans constituent environ 70 % de la population, il s’agit d’un réservoir inépuisable à moyen terme. Ils peuvent également s’appuyer sur une croissance économique prévisionnelle d’au moins 5 % par an, indiquant mécaniquement une augmentation du pouvoir d’achat. De même, les prévisions démographiques sont au plus haut avec un doublement de la population prévu dans les quarante prochaines années. Enfin, l’environnement politique stable, ou en passe de l’être comme en Côte d’Ivoire, un des marchés les plus prometteurs de la région, devrait favoriser leur expansion. Les taxes y sont encore peu élevées : 19 % en Afrique centrale et 29 % en Afrique occidentale en moyenne, à comparer avec 83 % en Europe et 65 % au Maghreb. Enfin, la consommation annuelle de cigarettes par personne et par an n’y dépasse guère les 200, contre 1 600 en Tunisie ou 600 en Afrique du Sud.
Production 2007 de tabac et de cigarettes en Afrique (Carte Jeune Afrique)
Big Tobacco goes shopping
La présence des cigarettiers en Afrique francophone remonte aux années 50. À cette époque, des groupes privés français tels Bastos, Job et Melia installent des usines de fabrication de cigarettes en Afrique, principalement en Afrique du Nord et à Madagascar.
Tout s’accélère dans les années 80 : les marques de PMI et de BAT sont produites et distribuées sous licence tandis que Bolloré acquiert Job et d’autres compagnies présentes en Afrique pour former l’entreprise Tobaccor, définitivement achetée en 2002 par le Britannique Imperial Tobacco pour quelque 250 millions d’euros.
En 2008, ce dernier complète son portefeuille africain en se portant acquéreur d’Altadis, le groupe franco-espagnol très présent en Afrique francophone, moyennant seize milliards d’euros.
Aujourd’hui, PMI (Marlboro) détiendrait plutôt le segment haut de gamme avec 10 à 15 % du marché ouest africain. De son côté, BAT est solidement implanté grâce à ses marques Rothmans et Craven, notamment au Bénin et au Mali. Depuis 2008, le deuxième groupe mondial est aussi listé au Johannesburg Stock Exchange.
Quant à Imperial Tobacco, fort de ses acquisitions des années 2000, il possède plus de 75 % du marché en Côte d’Ivoire, au Congo Brazzaville, en Centrafrique et au Burkina Faso. Il est porté par deux marques réputées bon marché, Fine et Excellence. À elles trois, ces entreprises couvrent l’ensemble de la gamme.
Pourtant, l’Afrique n’est pas une zone facile pour ces entreprises : difficultés d’acheminement des produits, réglementation de plus en plus contraignante et contrefaçon. Seuls deux pays, la Côte d’Ivoire et le Gabon, n’ont pas encore signé la Convention cadre de l’OMS pour la lutte anti tabac (FCTC : Framework convention on tabocco control). Cette convention, signée par 172 pays, prévoit un ensemble de mesures destinées à réguler le tabagisme (limitation des interactions entre législateurs et lobbys du tabac, mesures fiscales anti tabac, interdiction de fumer dans les lieux publics, avertissements sur les paquets, interdiction de publicité, etc.).
Bien que toutes ses dispositions ne soient pas mises en place systématiquement par les pays signataires, elles indiquent néanmoins un effort dans le sens d’un plus grand contrôle sur les produits du tabac. Aujourd’hui, même s’il existe effectivement une prise de conscience des dangers du tabac, que ce soit au niveau de la population ou des États, les techniques de promotion employées par Big Tobacco s’affinent. Depuis les publicités détournées jusqu’au sponsoring de divers produits publicitaires, leur stratégie peut prendre des formes détournées pour cibler les jeunes.
Ainsi, PMI a-t-il lancé la marque Visa pour séduire les jeunes désireux d’émigrer en Occident et pour qui le visa symbolise réussite et avenir.
Inousa Saouna, Président de SOS Tabagisme au Niger, persiste à penser que les multinationales du tabac ne jouent pas le jeu : « ils achètent ou entretiennent des rapports très proches avec des membres du gouvernement ou des grands organes décisionnels. Un peu partout en Afrique, ils exercent des pressions amicales, conduisent un lobbying habile et font preuve d’une générosité intéressée ». Il souligne également l’un des plus importants points faibles dans l’application des lois anti tabac : « au Niger, nous avons des lois restrictives assez rigoureuses. Pourtant, il est impossible de les faire appliquer sur l’ensemble du territoire. Le pays est tellement grand que l’État n’est pas présent partout et que les frontières sont de véritables passoires, laissant passer des millions de cigarettes en contrebande ». Quant aux effets positifs de l’industrie du tabac, il n’y croit pas et rappelle que la plupart des cigarettes consommées en Afrique de l’Ouest francophone sont importées depuis le Nigeria. Cependant, depuis octobre 2009, Philip Morris International (PMI), la première multinationale du tabac, a ouvert une usine au Sénégal où sont produites notamment les Marlboro destinées au marché local. Au total, PMI emploie quelque 400 personnes au Sénégal et Imperial Tobacco compte huit usines en Afrique occidentale.
Pour les multinationales du tabac, la contrefaçon et la contrebande restent les principaux obstacles à leur développement et entachent leur réputation. C’est pourquoi ils communiquent intensivement sur ces sujets et proposent régulièrement leur aide aux gouvernements concernés. Ils sont farouchement opposés aux augmentations brutales de taxe. On les comprend car, selon l’OMS, une hausse de 10 % du prix peut entraîner une baisse de jusqu’à 8 % de la consommation.
À Dakar, le chargé de programme Finances publiques et Impôts de la CEDEAO, Salifou Tiemtoré, jugeait aussi que, pour combattre efficacement le tabac, il faudrait une forte taxation de ses produits : « sans des textes juridiques sévères il sera difficile de lutter contre le tabagisme ». Les industriels se défendent : Yuri Omelianenko, chargé de communication pour PMI affirme que son entreprise a insisté pour introduire un âge minimum légal pour l’achat de tabac ainsi que des avertissements sanitaires sur les paquets au Cameroun : « dans des pays où les avertissements de santé ne sont pas obligatoires, nous en avons même placé volontairement sur les paquets, en langue locale ».
Pourtant, si l’on en croit une étude [1] menée par une équipe de chercheurs internationaux, le commerce illégal peut accomplir plusieurs objectifs pour les multinationales en Afrique. Tout d’abord, la contrebande de cigarettes permet de faire pression sur les gouvernements pour qu’ils ne modifient pas les taxes. Ensuite, dans la guerre ininterrompue que se livrent les cigarettiers, elle permet de gagner des parts de marché en faisant du dumping. Enfin, dans les situations où le commerce légal est impossible, la contrebande permet d’être malgré tout présent. Cependant, il se pourrait que leurs pratiques se soient améliorées.
BAT a récemment fait preuve de bonne volonté en diffusant une série de publicités à la radio qui suggère que fumer des cigarettes de contrebande revient à soutenir indirectement de nombreuses autres activités illégales telles que trafic d’armes et assassinat. Mais qui connaît vraiment le dessous des cartes des zones les plus reculées d’Afrique ?
Fumer ne rapporte pas d’argent
Pour certains États, le tabac peut représenter une source de revenus non négligeable. Par exemple, le Kenya récupère l’équivalent de 5 % de son budget à travers les taxes sur les produits du tabac. En 2010, PMI a payé 11 millions de $ à l’État sénégalais, soit un peu plus de 1 % des recettes fiscales de l’État.
Il est vrai que les fermiers d’Afrique australe bénéficient de la culture du tabac, notamment au Malawi et au Zimbabwe. Cependant, ces chiffres ne s’appliquent pas aux pays d’Afrique de l’Ouest car le tabac n’y est pas cultivé et que la plupart des cigarettes qui y sont fumées sont importées.
Il vaut mieux éviter que les populations ne deviennent dépendantes car, tôt ou tard, ce sont les États qui prennent le risque de devenir dépendants des recettes fiscales qui en découlent. Et les effets sur la santé des populations se feront certainement ressentir si la consommation continue d’augmenter au rythme souhaité par les multinationales du tabac. En réalité, l’Afrique occidentale n’a pas grand-chose à gagner de l’activité des géants du tabac et se situe encore à un stade où elle peut éviter de reproduire l’erreur commise par les pays qui s’en détournent aujourd’hui après des décennies de ravages.
Sans auteur African Observer 14/04/2011
http://african-observer.co.uk/?p=38
[1] British American Tobacco and the « insidious impact of illicit trade » in cigarettes across Africa (E. Le Gresley, K. Lee, M.E. Muggli et al.)