– Loi anti tabac : la fin de la pause cigarette (21/11/2013)
La semaine dernière, la loi anti tabac est entrée en vigueur en Russie. Désormais, le fait de fumer dans des lieux non autorisés sera puni d’une amende de 1 000 à 3 000 roubles (entre 22 et 67 euros). Toutefois, la nouvelle loi stipule que seuls les fonctionnaires du Service fédéral de défense des droits des consommateurs ont le droit d’enregistrer l’infraction, et non la police. Ce qui signifie, en pratique, qu’il sera extrêmement difficile, sinon impossible, de rappeler les contrevenants à l’ordre.
La loi anti tabac : fin de la pause cigarette
Ces étrangetés sont nombreuses dans la loi. Nous les devons au « lobby du tabac », qui fait actuellement tout son possible pour empêcher son application. Ils ont déjà obtenu certains succès : notamment, sur une proposition du ministère des Finances, la loi réinstaure des zones fumeurs dans les sections de transit des aéroports – les fonctionnaires assurent que, sans cela, les aéroports risqueraient de perdre des clients.
De règle générale, les fabricants de tabac aiment à dénoncer l’inutilité de toutes les mesures anti tabac qui, selon eux, nuiront à l’économie de la Fédération sans pour autant changer le penchant de ses citoyens à fumer. Toutefois, quoiqu’ils en disent, la quantité de fumeurs en Russie est tout à fait sujette à la régulation.
La volonté des autorités russes de réduire la quantité de fumeurs n’a rien d’une lubie – il s’agit d’une nécessité criante.
Notre pays a d’ailleurs fait, au cours des vingt dernières années, un sérieux bond en hauteur en la matière. La Russie occupe aujourd’hui la première place mondiale, et de loin, en nombre de fumeurs – 60 % des hommes et 20 % des femmes (pour 48 % des hommes et 3 % des femmes au début des années 1990) – et la deuxième après la Chine en nombre absolu de fumeurs. La situation est encore pire dans la part active de la population (les gens âgés de 19 à 44 ans) : parmi ces derniers, ils sont 70 % des hommes et 40 % des femmes à fumer. Conséquemment, jusqu’à 80 % de la population du pays, enfants y compris, subissent quotidiennement le tabagisme passif.
Le premier vice-ministre du Travail et de la Protection sociale, Sergueï Vielmyaïkine, souligne que 288 000 personnes d’âge actif meurent chaque année de maladies causées par le tabac, l’économie du pays perdant jusqu’à 1,5 trillion de roubles. Dans le même temps, le marché du tabac en Fédération de Russie appartient en quasi totalité à des sociétés étrangères, et 90 % des revenus des ventes de cigarettes s’en vont à l’étranger. La Russie n’y gagne que des dépenses et la mort. Il est clair que la volonté des autorités russes de réduire la quantité de fumeurs n’a rien d’une lubie – il s’agit d’une nécessité criante.
Reddition sans combat
Rappelons que dans les années 1990, l’entrée des fabricants de tabac internationaux sur le marché de la Fédération s’est faite dans des circonstances pour le moins étranges. Ainsi, en 1990, toutes les usines soviétiques de tabac ont été brusquement fermées « pour travaux », et le pays a été le théâtre d’une vague de « révoltes du tabac ». Après quoi le gouvernement a ouvert les portes du pays et les rayons des magasins aux fabricants de tabac étrangers.
« Au début des années 1990, une des premières co-entreprises avec l’Occident a été justement une production de tabac. Avec ça, les autorités ont offert aux fabricants de tabac des avantages sans précédent – notamment, leur production était exempte des taxes douanières à l’import, raconte le premier adjoint au président du comité de la Douma pour la santé, Nikolaï Guerassimenko.
Le grand quartet des producteurs – Philip Morris, BAT, JT, Hollander — a injecté dans le marché de la Fédération plus de deux milliards de dollars d’investissements ». Peu de temps après, le « grand quartet » concentrait dans ses mains plus de 94 % de l’industrie du tabac de la Fédération.
Il est important de noter que, précisément au début des années 1990, les fabricants de tabac ont commencé de rencontrer de sérieuses difficultés sur leurs marchés traditionnels. Dans de nombreux pays occidentaux, notamment les États-Unis et la Grande-Bretagne, divers groupes citoyens ont pris conscience des méfaits du tabac et ont commencé d’alerter la population.
La Russie occupe aujourd’hui la première place mondiale, et de loin, en nombre de fumeurs – 60 % des hommes et 20 % des femmes
Les revues scientifiques ont publié toute une série de recherches prouvant le lien entre le tabagisme et le cancer. Le Parlement européen a voté l’interdiction de la publicité pour le tabac. Sous la pression des organisations civiles, les gouvernements ont lancé des campagnes de lutte contre le tabagisme : les prix des cigarettes ont augmenté avec les accises (elles représentent aujourd’hui 70 % en moyenne du coût du paquet) et les lieux fumeurs ont été limités.
Ces mesures se sont révélées efficaces : les citoyens américains et britanniques ont diminué leur consommation de tabac. (Entre 1964 et 2010, la part de fumeurs parmi la population américaine adulte est ainsi passée de 42,4 % à 19,6 %). Pour compenser leurs pertes à l’Ouest, les fabricants de tabac se sont rués vers l’Est. Le fait que Margaret Thatcher a signé en 1992 avec Philip Morris un contrat de consulting pour la promotion de la marque sur le marché est-européen est hautement parlant. Les amateurs de la théorie du complot y verraient une conspiration de l’establishment politique occidental visant à ruiner la santé des habitants de l’ex-URSS, et se rappelleraient les guerres de l’opium. Pourtant, l’incroyable succès des fabricants de tabac étrangers en Russie post-perestroïka s’explique par des facteurs tout à fait pragmatiques.
Femmes et enfants d’abord
En arrivant en Russie, les fabricants de tabac ont considérablement élargi les volumes du marché local. « Jusque dans les années 1990, la Russie consommait environ 200 à 230 milliards de cigarettes par an, raconte à Ekspert Nikolaï Guerassimenko. En 2008, ce chiffre était déjà de 415 milliards ». Cette croissance est due pour beaucoup à l’augmentation du nombre de fumeurs.
« Les fabricants de tabac ont ciblé la jeunesse et les femmes, poursuit Nikolaï Guerassimenko. Ils se sont lancés dans une collaboration active avec les producteurs de films (on y a vu apparaître des héros fumeurs – officiers, agents des forces spéciales, femmes glamour). Les fabricants se sont également mis à sponsoriser des événements et à conduire des actions de distribution gratuite de cigarettes. Ils ont aussi lancé des cigarettes au graphisme rappelant des parfums ou des rouges à lèvres et aux noms du type KissMe ».
Pour conquérir les jeunes, les fabricants ont lancé des campagnes « anti-tabac » avec des slogans du type « Le tabac, c’est une affaire d’adultes », en incitant ainsi les adolescents à faire « comme les grands ».
Les fabricants de tabac ont également fait tout leur possible pour que les cigarettes demeurent accessibles : au cours des vingt dernières années, le prélèvement des accises a grimpé incomparablement moins vite que l’inflation.
Tentative de sauvetage
Il a fallu attendre l’année 2012 pour que l’État russe puisse faire un pas significatif dans la résolution du problème. La loi adoptée et désormais en vigueur interdit de fumer, en Russie, dans tous les lieux publics et les transports ainsi que sur un rayon de 15 mètres de distance à partir de l’entrée des gares, aéroports et stations de métro. Le nombre de points de vente de cigarettes a été considérablement réduit. Dans un an, tous les cafés, clubs et restaurants deviendront non fumeurs. Seuls les magasins possédant des halls de vente sont autorisés à proposer des cigarettes. En outre, la loi interdit la publicité pour les cigarettes ainsi que la pratique du sponsoring et la mention des marques de tabac sur tout produit manufacturé.
En trois ans, le volume de prélèvement des accises augmentera de 100 % (cette année, l’accise croîtra de 40 %, de 40 % encore l’année suivante puis de 20 % la troisième année). Enfin, depuis le 12 juin, dans le cadre de la nouvelle loi, des images effrayantes montrant les conséquences néfastes du tabagisme figurent sur les paquets de cigarettes.
« La mise en œuvre de toutes ces mesures devrait aboutir à une réduction du tabagisme de 40 à 50 %, ce qui pourra faire baisser la mortalité en Russie de 150 000 à 200 000 personnes par an », indiquait le communiqué de presse du ministère du Développement économique.
Pas fini de presser
Pour autant, la loi adoptée comporte tout de même des faiblesses extrêmement substantielles. Elle ne prévoit pas, par exemple, d’augmentation significative du prix des cigarettes, alors qu’il s’agit d’une étape clé des programmes anti-tabac dans le monde entier. « En augmentant le prix des cigarettes de seulement 10 %, vous réduisez la consommation de tabac de 5 % chez la population adulte, et de 8 % parmi les jeunes », confirme Toker Ergüder, représentant de l’OMS en Turquie.
La loi anti-tabac : fin de la pause cigarette
Autre oubli de taille : les accises, malgré leur augmentation rapide, resteront faibles (20 % du prix du paquet) – alors qu’elles atteignent 70 % à 80 % dans les pays développés. Le premier obstacle sur la voie d’une augmentation de la part des accises dans le prix du paquet ainsi que du coût minimum de ce dernier est la position du ministère du Développement économique. Les adversaires de l’augmentation des accises alertent en premier lieu sur le risque de contrebande du tabac (la contrebande de cigarettes en Russie est aujourd’hui nulle, vu que le pays lui-même en produit tellement qu’il sert de fournisseur pour les marchés des pays voisins et même de source de marché noir).
Ces craintes n’ont toutefois aucun fondement réel. Aujourd’hui, les fabricants de cigarettes vendent en toute légalité une production extrêmement nuisible pour la santé, contenant du tabac en quantité très faible et une part énorme d’agents chimiques ajoutés. Cette production ayant en outre un coût de fabrication très bas (un dollar pour 1 000 cigarettes), il serait pratiquement impossible, de l’avis des experts, d’importer en Russie quelque chose de plus nuisible et moins cher. Du point de vue strictement économique, les pertes de l’apparition éventuelle d’une contrebande seraient largement compensées par une augmentation significative des accises.
Par ailleurs, la loi n’envisage pas de financement pour la prévention médicale du tabagisme. « Alors qu’il s’agit peut-être d’un des points les plus importants d’une campagne anti-tabac, si on observe l’expérience étrangère, précise David Zaridzé, directeur de l’Institut de recherches en cancérogénèse du centre Blokhine. La loi n’oblige pas les fabricants à dévoiler les détails de la production ni de la composition des cigarettes. Et nous ne sommes pas en mesure de trouver ces informations par nous-mêmes. D’abord, les normes de l’OMC l’interdisent, et ensuite, même les laboratoires les plus avancés ne peuvent que contrôler, dans les cigarettes, la présence de substances que nous soupçonnons de s’y trouver ».
Source : Guevorg Mirzayan, Ekspert lecourrierderussie.com 21/11/2013
Traduit par : Julia BREEN
http://www.lecourrierderussie.com/2013/11/21/loi-anti-tabac-russie/