– Dépressions bipolaires et dépendance tabagique (19/06/2004)
En milieu psychiatrique le tabagisme est très fréquent, présent dans 60 à 80 % des cas de schizophrénies, de dépressions graves, de troubles bipolaires type I ou II. Ces fumeurs ont le plus souvent une consommation très importante avec forte dépendance (1).
En consultation de tabacologie la situation est différente, car les troubles psychiques éventuels ne sont pas au premier plan, et les tabacologues n’ont pris que récemment l’habitude de les rechercher systématiquement. Les caractéristiques des fumeurs demandeurs d’aide se sont considérablement modifiées depuis 10 ans.
À la suite de la pression sociale croissante et de l’introduction des substituts nicotiniques, les petits fumeurs les moins dépendants ont réussi à arrêter ; il s’est constitué ainsi peu à peu, un noyau dur de fumeurs très dépendants, chez lesquels des troubles psychopathologiques sont constatés dans près de 50 % des cas, ce qui explique en partie les difficultés d’arrêt.
L’attention s’est portée tout d’abord sur les diverses formes d’états dépressifs, puis sur l’association de troubles anxieux à évolution chronique, et beaucoup plus récemment sur les troubles bipolaires. Ces manifestations sont généralement anciennes et méconnues dans leur réalité, considérées par le sujet comme faisant partie de son caractère, n’ayant pas fait l’objet d’une demande de soins, et n’étant le plus souvent ni diagnostiquées, ni traitées. Elles sont source de difficultés, avec possibilité d’apparition d’un EDM dans les suites de l’arrêt du tabac. Elles ont également des conséquences importantes sur la vie personnelle, affective et sociale de ces sujets.
Les troubles bipolaires (BP) sont définis par la succession dans le temps, chez un même sujet, de symptômes maniaques et dépressifs. Ces manifestations « en miroir » constituent les deux extrêmes des variations de l’humeur ; la frontière est parfois difficile à fixer entre le normal et le pathologique.
États dépressifs
– humeur triste,
– idées noires,
– perte de dynamisme,
– anhédonie
– ralentissement psychomoteur,
– troubles de la concentration
– syndromes associés : fatigue, troubles du sommeil, anxiété
États maniaques
– humeur joviale, expansive
– hyperactivité globale, excessive, « speed »
– accélération psychomotrice,
– logorrhée,
– rapidité de l’idéation
– syndromes associés : sommeil raccourci
Lorsque tous les troubles sont présents, le diagnostic est facilement porté sur les critères du DSM IV : épisode dépressif majeur (EDM), ou accès maniaque (BP de type I), avec des conséquences personnelles ou sociales importantes ; les symptômes de l’état maniaque aigu sont toujours bruyants et facilement reconnus.
Ce concept traditionnel a été élargi à la suite des travaux de Angst, Akiskal et Hantouche. En effet, dans de nombreux cas, existent des troubles atténués ou brefs, ne comportant pas tous les critères du DSM : ce sont des états dépressifs mineurs, et surtout des hypomanies qui comportent certains signes de l’accès maniaque, mais atténués. Il est important de les reconnaître en raison de la fréquence des conduites addictives, et surtout par leur retentissement sur la vie quotidienne ; risque suicidaire important, biographie perturbée : divorces, changements de travail fréquents, conflits personnels avec caractère excessif des comportements quotidiens (achats, projets professionnels, sexualité, conduites à risque…), et surtout consommation de produits psychoactifs, tabac, alcool, cannabis.
L’état dépressif est l’élément le plus apparent du tableau clinique, et le caractère bipolaire du trouble est souvent ignoré. Les conséquences thérapeutiques sont importantes, car le traitement approprié n’est pas mis en œuvre.
Il est donc souvent difficile d’étiqueter les perturbations psychologiques car elles ne correspondent pas exactement aux critères du DSM IV. Certaines caractéristiques de la biographie de ces sujets peuvent conduire à évoquer une dépression bipolaire, en particulier de type II avec hypomanie ou cyclothymie, ou même une bipolarité atténuée sur les arguments suivants :
– existence de phases où ces sujets se sentent très bien pendant de brèves périodes, alternant avec des phases dépressives, sans qu’il y ait le nombre de symptômes et la durée (4 jours) nécessaires exigés dans le DSM IV pour le diagnostic de troubles bipolaires ;
– sous antidépresseur, une amélioration très rapide de l’humeur, avec une sensation excessive de bien-être, pouvant évoquer un virage maniaque (4) ;
– une histoire familiale très riche en troubles psychiques multiples, non seulement des états dépressifs, mais des accès maniaques aigus, des tentatives de suicide, des abus de substances psychoactives (alcool, cannabis, et autres.) ;
– enfin, l’aspect clinique peut être celui d’une dépression « mixte » avec perte de contrôle du comportement : agressivité, colères, logorrhée, agitation, avec des antécédents familiaux évocateurs (3-4).
L’association à un trouble anxieux (phobies sociales, agoraphobies, paniques) est observée dans plus d’1/3 des cas (5). Les rechutes sont fréquentes, accompagnées de variations rapides de l’humeur.
Ainsi ont été décrites successivement :
– Les dépressions BP Type II avec hypomanie (Dm), souvent méconnues, car le sujet considère ces phases de bien-être où il se sent particulièrement bien, comme normales et bienfaitrices.
Le diagnostic peut être aidé par le questionnaire hypomanie de Angst, et l’opinion de l’entourage.
– La dépression BP type IIa avec cyclothymie, également difficile à reconnaître ; le sujet sait qu’il a très souvent des hauts et des bas, souvent à court terme (cycles rapides). Le questionnaire spécifique [d’Akiskal Formation/Questionnaire_cyclotimie_Hantouch_Kochman_Akiska.doc] peut contribuer au diagnostic.
– La dépression BP III est un état hypomaniaque, voire maniaque, induit par le traitement antidépresseur (virage maniaque).
– Enfin, les dépressions mineures chroniques (dysthymie pour Angst), peuvent être associées à des symptômes d’hypomanie. Ce sont les bipolarités atténuées (BP IV), dont les frontières avec des états normaux sont parfois difficiles à établir.
Les conséquences personnelles, sociales et somatiques sont les éléments essentiels pour la décision de mise en œuvre d’un traitement. Le diagnostic peut être aidé par les questionnaires de tempérament proposés par Akiskal et Hantouche (tempérament dépressif, irritable, hyperthymique, cyclothymique).
En population générale, la fréquence des BP I est de 0,7 à 1 % , et celle des BP II de 0,5 à 1 % suivant les critères du DSM IV. Parmi les EDM, il y aurait 5 à 10 % de dépressions bipolaires type I (ECA – Wittchen). Si l’on retient les BP II, III et les BP atténuées, 40 à 50 % des états dépressifs seraient en fait, des formes bipolaires.
Dans les diverses formes de manifestation BP, la consommation de substances psychoactives apparaît très fréquente (50 à 70 % des cas de BP I ou II). Ce sont principalement l’alcool, le cannabis ; très curieusement, la fréquence du tabagisme n’a été que peu étudiée : elle est certainement importante étant donné l’association habituelle de tabac à l’alcool et au cannabis.
Dans l’expérience du Centre de tabacologie de Créteil, ces formes dépressives mineures avec les BP de type II ou atténuées, sont présentes dans près de 40 % des cas chez les fumeurs dépendants. Elles sont découvertes au cours des entretiens psychologiques, de l’utilisation des tests HAD et Beck, de la pratique du Mini Interview structuré et des tests de Angst et de Akiskal. Plusieurs consultations sont parfois nécessaires pour arriver au diagnostic, certains éléments de l’histoire clinique n’étant pas découverts d’emblée.
Chez ces sujets à forte vulnérabilité psychopathologique, l’arrêt brutal du tabac, même avec la substitution nicotinique, constitue une épreuve importante pouvant être cause d’aggravation des troubles de l’humeur, et en particulier d’un état dépressif, au même titre que tout événement pénible de vie. Cette notion clinique doit faire discuter l’utilisation d’une thérapeutique à visée thymorégulatrice, permettant ainsi à la fois l’amélioration des troubles psychologiques avec toutes leurs conséquences, le sevrage tabagique, et la diminution des risques somatiques majeurs liés à cette intoxication lorsque celle-ci est importante et prolongée.
Chez un adulte d’âge moyen, un sur deux de ces fumeurs à forte consommation est destiné à être victime d’une complication grave de son tabagisme. Il y a 13,5 millions de fumeurs réguliers en France, dont 20 à 25 % avec forte dépendance, c’est-à-dire 2,5 à 3 millions de sujets ; 40 à 50 % d’entre eux sont atteints de troubles anxieux et dépressifs méconnus, soit 1,5 millions, dont la majorité ne reçoit pas actuellement les traitements nécessaires. Y a-t il réellement prescription excessive de psychotropes ?
La consultation de tabacologie, pour des fumeurs très dépendants, peut ainsi être considérée comme un observatoire privilégié pour le dépistage de troubles psychiques méconnus, principalement les différentes formes de troubles de l’humeur, dont l’importance réelle est sous-estimée.
Références
1) –Sonne S., Brady K. Substance Abuse and Bipolar Comorbidity The Psychiatric Clinics of North America 1999 22 : 609-627
2) –Lagrue G. Troubles anxieux et dépressifs dans la dépendance tabagique. L’Encéphale, 2002 ; 28 : 374-7
3) –Akiskal H., Bourgeois M., Angst J. et al Re-evaluating the prevalence of and diagnostic composition within the broad clinical spectrum of bipolar disorders, Journal of Affective Disorders 2000 ; 59 : S5-S30
4) – Bottlender S., Schrötter A., Möller H.J. Frequency of manic symptoms during a depressive episode and unipolar “depressive mixed state” as bipolar spectrum, Acta Psychatr Seand 2003 ; 107 : 268-274
5) – Chantal H., Rouillon F., Leboyer M. Anxiety disorders in 318 bipolar patients : prevalence and impact of illness severity and response to mood stabilizer, J. Clin Psychiatry 2003 ; 64 : 331-335
G. Lagrue, S. Cormier, C. Mautrait, Centre de tabacologie, Hôpital Albert Chenevier, F-94000 Créteil
Intervention aux 7e journées de tabacologie de la Société de Tabacologie de Tours 18 et 19 juin 2004