– Quand les scientifiques des cigarettiers détournent la science (23/12/2011)
C’est un cas d’école de toute beauté. Avec trois collègues de l’université de Californie à San Francisco, Stanton Glantz, professeur de médecine et chercheur au Center for Tobacco Control Research and Education, offre, dans la livraison du 20 décembre de la revue PLoS Medicine, un superbe exemple de corruption et de manipulation de la science. Les quatre scientifiques ont voulu vérifier par eux-mêmes les conclusions d’un programme de recherche mené par le cigarettier Philip Morris dédouanant de tout effet nocif les additifs ajoutés au tabac.
De quoi s’agissait-il ? A la fin des années 1990, Philip Morris s’inquiétait - à raison - de la possibilité que la Food and Drug Administration (FDA) puisse un jour avoir son mot à dire sur la composition des cigarettes - comme c’est le cas pour les médicaments ou les aliments. Anticipant le moment où surviendrait cette décision, finalement advenue en 2009, le cigarettier américain avait lancé le « Project MIX ». Celui-ci était censé évaluer la toxicité additionnelle de 333 des 599 additifs ajoutés au tabac des cigarettes, afin de pouvoir montrer au régulateur, le moment venu, des études rassurantes attestant l’absence de sur-toxicité de ces adjuvants et autres agents de saveur.
Pourquoi ces 333 additifs et pas les 266 autres ? Stanton Glantz et ses coauteurs avouent l’ignorer. Toujours est-il que le résultat du Projet MIX est publié sous forme de quatre articles, en janvier 2002, dans Food and Chemical Toxicity, une revue savante de belle envergure. Avec comme conclusion générale que « les changements statistiquement significatifs détectés sur certains paramètres (...) sont secondaires » et qu’« il n’y a nul indice d’aucun nouvel effet attribuable » à ces additifs...
En compulsant des documents internes de Philip Morris rendus publics par décision de justice, Stanton Glantz et ses coauteurs ont décortiqué les méthodes des scientifiques du cigarettier. Ces derniers ont bel et bien comparé la fumée des cigarettes avec additifs et celle de cigarettes privées de ces produits. Mais ce qu’ils ont comparé, c’est la teneur de composés toxiques rapportée à la concentration totale de particules contenues dans la fumée... Dans ce cas, en effet, pas de différences notables.
Tour de passe-passe
Mais ils ont laissé de côté d’autres données beaucoup plus ennuyeuses. Car, si l’on s’intéresse à la quantité totale de toxiques produits par la combustion d’une cigarette, tout change ! Les « tiges » bardées de ces fameux additifs augmentent de plus de 20 % la quantité de quinze carcinogènes et cytotoxiques connus, présents dans la fumée inhalée... De plus, rappelle le pneumologue Yves Martinet, président de l’Alliance contre le tabac, « nombre de ces additifs servent à rendre moins irritante la fumée de cigarette, donc à la rendre plus facilement inhalable ». Donc plus nocive puisqu’elle peut pénétrer plus profondément dans les poumons du fumeur... Ainsi, la sur-toxicité des additifs est double.
Comment diable un tel tour de passe-passe a-t-il pu être repris dans une revue comme Food and Chemical Toxicology ? La réponse est elle aussi dans la documentation interne du cigarettier, dont l’un des caciques explique qu’il faut soumette les résultats de l’étude « à une revue dont l’éditeur nous connaît ». À cette période, celui qui dirigeait le comité éditorial de la revue était un distingué professeur de pharmacologie et de toxicologie de la Virginia Commonwealth University, de même qu’un membre du conseil scientifique de... Philip Morris. Quant au comité éditorial lui-même, il ne risquait guère de se rebeller : pas moins de onze de ses membres entretenaient des liens de diverses natures avec l’industrie du tabac...
Pour l’heure, la FDA a simplement tenu compte des « travaux » de Philip Morris publiés en 2002. Ces derniers étant désormais mis en pièces, l’agence américaine pourrait bien décider de demander à l’industrie de revoir les formulations de ses « clous de cercueil »... Le principal auteur des travaux réfutés, Ed Carmines, n’a pas répondu aux sollicitations du Monde.
Stéphane Foucart Le Monde, science et techno 23/12/2011
http://www.lemonde.fr/planete/article/2011/12/23/quand-les-tabagistes-detournent-la-science_1622464_3244.html