– Entretien avec Jean-Pol Tassin (24/06/2010)
Les composantes qui contribuent à entretenir le tabagisme sont multiples : il y a le plaisir, la nécessité – le tabac a des effets anxiolytiques – et bien sûr l’addiction.
Dans la plupart des cas, les explications mélangent les trois, et on ne comprend rien. Reste que le principe de base, c’est l’addiction. Il faut d’abord comprendre le sens du mot. En vieux français, addiction désigne le fait de rembourser ses dettes. Être addict, dans le vocabulaire juridique, signifiait que vous avez été condamné à rembourser vos dettes par une contrainte par corps – vous deveniez esclave, en quelque sorte, pour régler la dette.
Le mot français a traversé la Manche pour devenir en anglais to be addicted, et il nous est revenu sous la forme des « addictions ».
Mais quel rapport entre « rembourser ses dettes » et être dépendant ? Il me semble que cette filiation a un sens. Le raisonnement est le suivant : vous avez eu du plaisir, vous avez pris de l’alcool, de l’héroïne, de la morphine, et maintenant que vous avez eu votre plaisir, vous avez contracté une dette envers le produit et vous devez la rembourser en continuant à le prendre. Il vous a donné du plaisir, en contrepartie, vous devez continuer à le prendre. Vous êtes pris dans le système.
Ce raisonnement n’est pas neurobiologique : il est littéraire ou relève des sciences sociales, mais il a une influence en neurobiologie. Les neurobiologistes se demandent « que font les drogues ? » Ils constatent qu’elles ont un point commun, semble-t-il, c’est de donner du plaisir. Elles le font en libérant un neurotransmetteur : la dopamine. Celle-ci, quand elle est libérée dans une zone cérébrale appelée le noyau accumbens2, active ce que l’on appelle le système de récompense – autrement dit, elle donne du plaisir. Ensuite, c’est elle qui va demander à ce que le produit continue à être consommé. Le raisonnement courant est donc le suivant : c’est la dérégulation des neurones à dopamine qui explique l’addiction.
Pour ma part, j’ai travaillé pendant 20 ans sur la dopamine en croyant à ce raisonnement. Petit à petit, j’ai compris que ce n’était pas la dopamine qui commande ce système : elle déclenche le plaisir, mais la véritable origine de l’addiction, ce sont des dérégulations qui se produisent en amont. Aujourd’hui, je travaille avec mon équipe dans cette nouvelle perspective. Il y a dans le cerveau des systèmes chargés de percevoir l’environnement.
Un premier système – noradrénergique – a pour fonction, le cas échéant, de le rendre intéressant, saillant.
Un deuxième système – sérotoninergique – est chargé de contrôler les impulsions : c’est un dispositif qui, chaque fois que vous avez très envie de quelque chose, sert à contrôler cette envie et à réguler les réponses.
Les deux systèmes sont liés et se contrôlent mutuellement : l’activation de l’un entraîne l’activation de l’autre, il y a un couplage entre eux. L’effet des drogues est d’activer simultanément les deux systèmes, ce qui crée du plaisir et donne une réponse neurobiologique. Quand les deux systèmes sont activés de façon simultanée, le lien qui existe entre les deux se défait. La personne qui a pris de la drogue de façon régulière est pour ainsi dire « découplée », c’est-à-dire qu’il n’y a plus de lien entre le désir et le contrôle : elle devient alors toxicomane dans la mesure où chaque événement émotionnel intense devient trop intense et entraîne une situation de craving, un besoin compulsif et maladif. Il me faut le produit, tout de suite, sinon, je suis très malheureux, parce que mon système de contrôle est hors jeu, il ne fonctionne plus en lien avec l’autre.
Fonctionnement neurobiologique du système de récompense
La noradrénaline et la sérotonine sont les deux grands neuromodulateurs qui contrôlent le cortex, qui lui-même contrôle le système dopaminergique. Tout repose donc sur ces trois modulateurs : noradrénaline, sérotonine, dopamine. La sérotonine et la noradrénaline sont en lien étroit. Ces voies sont bien connues : on sait comment elles communiquent et quels récepteurs sont concernés. Si on bloque ces deux voies en bloquant ces récepteurs, on a beau administrer à l’animal de l’alcool, de la morphine, de l’amphétamine ou de la cocaïne, il ne se produit pas de découplage. Le simple fait de protéger ce système de communication juste avant de donner la drogue empêche le phénomène de se mettre en place (encadré ci-dessous). Même dans le cas de l’alcool, cette petite molécule qui produit un si grand nombre d’effets dans le cerveau, il suffit de bloquer deux récepteurs pour qu’il perde ses propriétés.
L’addiction est-elle une maladie du cerveau ?
Oui, je suis d’accord. J’ajouterai que, du point de vue neurobiologique, elle est la conséquence de l’activation répétée de deux systèmes qui normalement sont liés et qui perdent ce lien. J’utilise la métaphore suivante : la noradrénaline est un coureur de sprint et la sérotonine un coureur de fond. Ces deux coureurs tournent sur un stade et sont reliés par un fil. Au coup de feu, le sprinter se met à courir et le coureur de fond le ralentit, le sprinter se fatigue mais le coureur de fond continue et tire à son tour le sprinter. Quand vous prenez de la drogue vous faites courir les deux coureurs ensemble, à la même vitesse : vous les synchronisez. Une fois synchronisés, ils n’ont plus de raison d’avoir un lien puisqu’ils tournent ensemble. Si vous rééditez régulièrement cette opération, notamment parce que vous y trouvez du plaisir, vous faites disparaître le lien originel. Lorsque le lien est défait, vous ne pouvez plus réassocier les coureurs : ils continuent à tourner chacun à leur vitesse, de façon complètement désynchronisée. Et s’il y a un coup de feu, la noradrénaline se remet à sprinter, tandis que la sérotonine poursuit à son rythme, etc.
Dans ce modèle, une fois que le fil est rompu, vous êtes découplé, à vie, semble-t-il, et vous êtes découplé indépendamment du produit qui a induit cette situation. Autrement dit, la morphine va vous soulager même si vous êtes cocaïnomane. Et de même, on le vérifie, la cocaïne soulage l’héroïnomane. Il y a un croisement spectaculaire. Pour supporter le manque, quand vous êtes morphinomane, ce qui donne des sensations intenses, vous allez prendre de l’alcool. De même, l’alcool va devenir la cicatrice de l’héroïnomanie. Les toxicomanes héroïnomanes vont finir alcooliques.
En résumé, voici donc le nouveau concept de la pharmacodépendance que nous avons proposé : les drogues découplent les neurones noradrénergiques et sérotoninergiques, ces derniers devenant autonomes et hyper-réactifs. Le toxicomane sevré est alors hyper-sensible aux émotions, et la drogue, en recréant la situation qui a donné lieu au découplage, devient une source de soulagement temporaire. On démontre cette dissociation pour l’alcool, pour la morphine, l’héroïne, l’amphétamine, la cocaïne. Tous ces produits entraînent la dissociation. Reste la nicotine. Or justement, quand on étudie le cas de la nicotine, on s’aperçoit qu’elle ne produit pas cet effet.
La nicotine n’est pas la cause de la dépendance au tabac
La nicotine ne déclenche pas ce découplage. Cela explique pourquoi, depuis des années, tous les modèles animaux sur la nicotine sont inopérants ou fonctionnent de façon très médiocre : mettez de l’amphétamine, l’animal se met à courir, mettez de la nicotine, il ne bouge pas. Donnez de l’amphétamine en auto-administration, l’animal réagit très activement ; avec la nicotine, c’est très difficile. Toutes les expériences avec la nicotine sont mauvaises. Mais les chercheurs insistent, parce qu’ils croient à leur modèle et sont persuadés qu’il doit s’appliquer à la nicotine. Ils pensent que l’échec ne contredit pas le noyau de leur thèse, mais doit être lié à des facteurs annexes et secondaires. Donc ils font des centaines d’expériences pour montrer que dans certaines conditions, en faisant attention à certains éléments, etc., on arrive quand même à obtenir un résultat. Je pense qu’il s’agit d’un biais. Pour ma part, je constate que l’administration de nicotine chez l’animal ne produit pas les effets prédits par le modèle courant de l’addiction.
En 1995, Yvan Berlin, pour étudier l’effet des antidépresseurs, mène une étude comparant un groupe de sujets recevant des antidépresseurs avec un groupe de contrôle qui n’en reçoit pas. Il s’appuie sur la mesure d’un métabolite dans les urines. Les résultats sont inattendus : dans le groupe de contrôle, sur environ 50 sujets, 25 ont un taux de 100 et 25 ont des taux de 50. Perplexe, il cherche comment expliquer cette anomalie, recherche des biais dans le recrutement de ses sujets, etc., pour s’apercevoir finalement qu’il n’y a qu’un seul paramètre qu’on puisse corréler avec ces résultats, c’est le fait que les sujets sont fumeurs ou non. Mais ce n’est pas la nicotine qui explique cette différence de concentration. Or parmi les 3 000 constituants présents dans le tabac, il y a des inhibiteurs de la monoamine-oxydase, les IMAO, qui semblent avoir un rôle important. Berlin identifie ces inhibiteurs de la monoamine-oxydase comme étant à l’origine des effets qu’il a constatés. Voilà l’état des lieux au moment où mon équipe se met à travailler sur cette question. Il y a la nicotine qui au niveau expérimental ne marche pas comme le prédit le modèle dominant, il y a la présence simultanée dans le tabac de nicotine et d’inhibiteurs de la monoamine-oxydase et le fait que le tabac est un produit au potentiel addictif particulièrement élevé. Dans le classement du potentiel addictif, le tabac arrive en tête, suivi par l’héroïne, la cocaïne, l’amphétamine et l’alcool, etc. Le tabac produit un taux d’addiction de 22 %.
Donc 22 % des fumeurs sont fortement dépendants ?
En réalité, c’est un peu plus complexe. 90 % des fumeurs réguliers sont dépendants, mais 22 % de la population, c’est-à-dire des gens qui ont essayé de fumer une fois dans leur vie, sont devenus dépendants. C’est considérable. Pour l’alcool, suivant les études, c’est entre 2 et 8 %.
Cette addiction n’est pas le produit de la nicotine à elle seule. Nous avons essayé sans succès de produire avec la nicotine l’effet de découplage dont j’ai parlé. De même, avec les inhibiteurs de la monoamine-oxydase pris isolément, le découplage ne se produit pas. En revanche, quand on associe les deux, ça marche.
Autrement dit, pour que la nicotine produise effectivement l’addiction, il faut lui associer soit des inhibiteurs de la monoamine-oxydase, soit des produits qui ont la même action. En cherchant à identifier l’action des IMAO, nous avons découvert qu’ils modifiaient un récepteur dans le cerveau. Nous avons modifié ce récepteur avec un produit très spécifique qui se fixe uniquement sur ce récepteur, puis nous avons injecté de la nicotine : et cette fois, le découplage s’est produit. Du coup, on a un produit de substitution qui devient efficace.
Il y avait déjà les patchs de nicotine
La nicotine à elle seule, en patch ou en chewing-gum, n’empêche pas les fumeurs de continuer à fumer : 84 % des gens qui prennent un patch rechutent dans l’année qui suit, alors que sans patch, c’est de l’ordre de 90 % – la différence est minime. Les premières rechutes interviennent très vite, au bout de quelques semaines. Nous disons que pour arriver à ce que la nicotine devienne un produit de substitution effectif, il faut l’associer à un autre produit qui va modifier le récepteur en question, qui en fait protège de l’addiction. Cette solution est très efficace sur les animaux [3].
Est-ce un moyen de faire disparaître la dépendance ?
Ce serait sans doute un moyen de supporter l’addiction, donc de supporter les conséquences de la prise répétée de drogues. Notre hypothèse est la suivante : la prise d’opiacés, d’alcool ou de tabac produit le même effet sur le cerveau, et induit un même état de dépendance. Si vous vous êtes habitué à prendre de la morphine, vous avez tendance à rechercher ce produit. Mais si on vous en donne un autre qui fait le même effet, très vite, vous serez capable de le substituer au premier. Ce n’est pas le produit lui-même – la morphine – qui vous est devenu indispensable : ce que vous cherchez, c’est à recoupler artificiellement les systèmes. Donc, si vous trouvez un produit qui opère artificiellement ce recouplage, chaque fois que vous êtes dans cet état désagréable de manque, vous prenez ce produit et le manque disparaît.
Le produit n’a donc pas une très grande importance : ce qui compte, c’est l’addiction elle-même ?
Le produit a une importance du point de vue du potentiel addictif, c’est-à-dire qu’il va permettre plus ou moins facilement le découplage. Pourquoi ? Prenons l’exemple du tabac. C’est un découplant puissant, mais il présente l’avantage de ne pas modifier l’état de conscience. On peut fumer beaucoup sans que cela nuise à la vie sociale : on peut continuer à travailler, à conduire, etc. Et il n’y a pas d’overdose. Mais le découplage se produit malgré tout. Au contraire, une personne socialement intégrée qui commence à prendre de la morphine ne peut pas continuer à vivre normalement. De même, l’alcool produit un état d’ébriété permanent et catastrophique. Le tabac permet de continuer à vivre normalement.
Ce qui explique aussi qu’il soit normalisé ou banalisé dans l’usage social.
Et le cannabis ?
Le cannabis, lui ne découple pas. Tout comme la nicotine, le tétrahydrocannabinol, l’un des principes actifs du cannabis, ne produit pas de découplage, donc pas de dépendance, chez les animaux. On le sait depuis longtemps et malgré tout, certains chercheurs continuent s’employer à prouver le contraire et essayent de rendre les animaux dépendants au tétrahydrocannabinol.
On n’est pas addict au cannabis, mais en France où l’on prend du cannabis mélangé avec du tabac, on découple à cause du tabac. On croit être addict au cannabis, mais en fait on l’est au tabac. C’est le tabac qui a créé le découplage et le cannabis qui permet de supporter le manque. L’alcool a le même effet : ajouté au tétrahydrocannabinol du cannabis, il produit un fort découplage.
Est-ce un effet temporaire ou peut-on se débarrasser de la dépendance ?
Pour l’instant, nos données suggèrent qu’une fois qu’un animal est découplé, il ne se recouple jamais. Même privé de drogues pendant six mois, il est toujours découplé. Le découplage semble irréversible. Cela correspond à ce que disent les cliniciens et les fumeurs eux-mêmes : « j’ai arrêté depuis 10 ans et je sais très bien que si je reprends une cigarette, je repars ». C’est exactement le symptôme. Nous recherchons actuellement un moyen pharmacologique ou comportemental de « recoupler » et d’annuler en quelque sorte la dépendance. Mais ce n’est pas forcément indispensable. Il faudrait au moins parvenir à donner à la personne qui se trouve en état de manque – c’est un état psychique et non physique – le moyen de supporter ce manque lorsqu’il se manifeste, c’est-à-dire pendant un temps très bref, de l’ordre de quelques minutes. C’est effectivement ce que peut faire notre produit. Les effets sur l’animal sont spectaculaires. Le nouveau modèle explique beaucoup de phénomènes et devrait permettre aussi de trouver des remèdes.
À quel terme ces recherches peuvent-elles porter leurs fruits ?
Nous avons déposé un brevet. Il faut désormais que les laboratoires pharmaceutiques acceptent de faire des tests toxicologiques, et d’engager les procédures qui permettent de développer un médicament. Il faut environ cinq ans pour y parvenir. La négociation avec les laboratoires pharmaceutiques est difficile parce que, dans la mesure où le maintien du brevet est coûteux, leur intérêt est d’attendre quelques années : aussitôt que nous cesserons de payer, ils pourront récupérer le brevet pour l’exploiter sans rien nous verser.
Les pouvoirs publics n’ont-ils pas intérêt à vous soutenir ?
Sans doute, mais la procédure semble peu compatible avec l’intervention des pouvoirs publics. Nous avons eu des contacts avec M. Apaire, l’actuel président de la MILDT, mais ils n’ont pas abouti : les modalités de l’action des pouvoirs publics dans ce domaine semblent complexes et malaisées.
Travaillez-vous directement sur les remèdes ?
Il faut des partenaires car cela dépasse le cadre de la recherche. Il se trouve que le remède existe potentiellement. Par une coïncidence étonnante, j’ai collaboré avec un laboratoire qui travaille sur un analgésique extrêmement puissant, plus puissant que la morphine. Ce laboratoire a demandé à mon équipe de mener des expérimentations sur cette molécule. Nous l’avons testée sur l’animal. Or ce produit, combiné à la nicotine, donne exactement l’effet que nous recherchons. C’est donc potentiellement la base d’un produit de substitution au tabac. Malheureusement, en marketing, l’expérience montre qu’on ne peut pas avoir du succès avec un produit si on lui donne deux objectifs différents. Le laboratoire qui l’a développé devra choisir. De plus, il reste à tester la toxicologie de ces produits, ce qui est coûteux en temps, en énergie, et surtout en argent. Mais ce n’est pas le seul produit possible.
Un espoir pour trouver des remèdes à l’addiction
J’en suis convaincu depuis deux ou trois ans. Auparavant, je pensais que c’était impossible, parce que je m’en tenais au raisonnement courant : à partir du moment, où le produit intervient sur les phénomènes d’addiction, il déclenche une modification du circuit de la récompense, donc il est toxique par lui-même. Ce raisonnement et celui de la très grande majorité des chercheurs, mais il est faux. Or il est difficile de revenir sur des modes de pensée qu’on utilise depuis très longtemps.
À vous entendre, il semble qu’il y ait de fortes résistances au changement : on préfère compliquer le modèle existant – à la manière, peut-être, des épicycles de l’astronomie ptolémaïque –, mais il reste dominant. En 2009, l’Agence nationale de la recherche a affecté 300 000 € à des recherches sur l’« étude du rôle de la dopamine dans l’addiction à la nicotine ». N’est-ce pas le signe que ce programme de recherche reste toujours productif ?
Ces recherches reposent sur l’hypothèse que l’acétylcholine, donc la nicotine, contrôle la dopamine et joue par conséquent un rôle déterminant. Or il a été démontré que ce lien entre nicotine et dopamine n’était pas effectif. Quand on donne de la nicotine aux animaux, on a beaucoup de mal à obtenir un effet addictif. Pour y parvenir, on est obligé d’injecter la nicotine directement dans le cerveau, dans l’aire tegmentale ventrale qui est le centre concerné. Dans ces conditions, les animaux sont sensibles et réagissent. En fait, on est obligé de court-circuiter les circuits normaux d’exposition à la nicotine. À partir de là, on développe un ensemble de techniques (virus, vecteurs géniques, etc.) et d’observations, mais on est loin des processus qui se déroulent dans la réalité et qu’on pourrait comparer aux conditions normales d’exposition à la nicotine chez le fumeur.
Y a t-il des travaux convergents avec les vôtres ?
De plus en plus de gens se mettent à travailler dans la même direction, mais il y a aussi beaucoup de résistances, ou au moins d’inertie. Moi-même, j’ai mis 15 ans à changer de point de vue. J’ai d’abord travaillé sur la dopamine. J’ai fait partie des précurseurs dans ce domaine, entre 1980 et 1990. En résumé, à l’origine, dans les années 1960, Jacques Glowinski [4] a fait des expériences aux États-Unis. Il a montré qu’il y a de la dopamine dans le cerveau et qu’elle joue un rôle important. Quelques années plus tard, un chercheur nommé Hornykiewicz a mis en évidence un lien entre la maladie de Parkinson et une dégénérescence de la dopamine. En 1973, une équipe du laboratoire de Jacques Glowinski montre que non seulement il existe des voies dopaminergiques sous-corticales, qui ont notamment un rôle dans la motricité, mais qu’en plus, il existe une voie qui pénètre dans le cortex. Le système dopaminergique devenait très important. Avec la mise en évidence de voies corticales, on pouvait penser que la dopamine intervient dans la schizophrénie, dans la psychose, les dépressions, etc. Pour ma part, j’ai travaillé sur la hiérarchie que crée la dopamine entre le cortex et le sous-cortex, en utilisant des produits comme l’amphétamine, qui libère la dopamine, et qui ne m’intéressait pas en tant que drogue mais seulement en tant que produit pharmacologique. J’ai poursuivi dans cette direction pendant une douzaine d’années.
En 1990, j’ai été contacté par la Mildt qui m’a demandé de travailler sur la cocaïne et sur les drogues. J’ai accepté parce que les processus incriminés étaient liés à la dopamine. J’ai donc travaillé sur les drogues, et petit à petit, je me suis aperçu que mon modèle fondé sur la dopamine ne marchait pas. Il ne permet pas d’expliquer les situations d’addictions. Les résultats sont toujours négatifs. C’est en 1994 que j’ai commencé à m’apercevoir des insuffisances du modèle. D’autres chercheurs étaient arrivés au même constat : par exemple, en 1992, une équipe américaine l’a montré clairement – mais le chercheur a conclu que sa technique était probablement à revoir… Après l’amphétamine, il a refait la même expérience avec la cocaïne, avec les mêmes résultats négatifs. Sa conclusion était à chaque fois qu’il fallait changer de méthode. Il considérait, en somme, que si on ne parvenait pas à montrer que la dopamine est en cause, c’est qu’on s’était trompé.
Difficile de sacrifier le modèle dominant...
Il faut ajouter un point assez piquant. Toutes les drogues ont une action liée à la dopamine : on le sait depuis 1988 [5]. Mais il reste à montrer le mode d’action de chaque drogue. Dans le cas de la cocaïne, il faut donc expliquer selon quelles modalités elle produit une libération de dopamine. L’explication est que la dopamine quand elle est libérée, est ré-aspirée par le neurone qui la libère : c’est le phénomène de recapture. Or on a montré que la cocaïne bloque la recapture, ce qui conduit à une augmentation de la concentration de dopamine à l’extérieur de la cellule.
En 1996, une équipe franco-américaine a fabriqué des animaux dépourvus de système de recapture de la dopamine. Ces animaux ont des taux de dopamine chroniquement très élevés. Ils sont très excités et normalement, ils ne devraient plus être sensibles à la cocaïne puisque le site sur lequel agit la cocaïne est précisément ce système de recapture qui a disparu. Mais lorsque, dans une expérimentation de 1998, on a donné de la cocaïne à ces animaux, ils sont devenus rapidement dépendants. La réponse des chercheurs, toujours aussi confiants dans leur modèle à base de dopamine a été la suivante : la mutation a probablement entraîné la mise en place de phénomènes de compensation qu’il faut étudier…
Le modèle de référence, c’est l’auto-administration. Cela consiste à installer un dispositif d’auto-injection que l’animal déclenche lui-même : le produit est délivré lorsque l’animal appuie sur une pédale ou met son museau dans un trou. Selon le modèle, tout produit qui déclenche de l’auto-administration est un produit qui engendre de l’addiction. Or si l’on s’en tient aux critères de l’auto-administration, on s’aperçoit que seuls 15 % des animaux qui s’auto-administrent le produit sont vraiment dépendants. C’est une petite minorité : 85 % ne sont pas dépendants. Cela montre que l’auto-administration est une récompense qui procure du plaisir à l’animal ; mais la dépendance, c’est autre chose. En fait, on peut être dépendant d’un produit qui ne procure pas de plaisir. Le tabac, par exemple, procure un plaisir très faible mais induit une forte dépendance. On peut aussi n’être pas dépendant de quelque chose qui procure beaucoup de plaisir. La sexualité donne un plaisir intense, elle devrait induire de nombreuses dépendances : ce n’est pas le cas. Pour la nourriture non plus. Tout ce qui donne un plaisir intense n’induit pas forcément la dépendance. Donc l’idée ancienne que la dépendance est liée au plaisir doit être remise en question. Elle n’est pas complètement fausse, mais le système dopaminergique n’est pas seul en cause. Pour obtenir l’activation de la dopamine, qui va créer le plaisir, il faut une activation du système noradrénaline et sérotonine. Il y a donc un lien entre le découplage et l’activation de la dopamine. Mais l’activation de l’un des deux transmetteurs suffit : le découplage peut se produire aussi sans que la dopamine soit activée.
Il faut retenir que 99 % des cellules du cerveau servent à communiquer, et moins de 1 % décident des structures importantes à un moment donné. Ce ne sont pas les mêmes structures qui sont activées si vous courez, ou si vous pensez. Ces 1 % sont des modulateurs. Ils sont peu nombreux. Dopamine, noradrénaline et sérotonine en font partie. C’est sur eux qu’agissent tous les produits qui modifient le psychisme : antidépresseurs, antipsychotiques ou drogues. Et sur les 100 milliards de neurones que comporte le cerveau, 100 000 suffisent pour modifier les activités psychiques. Lorsqu’on travaille sur la cognition – la conscience, la connaissance, etc. – il faut évidemment avoir des modulateurs pour pouvoir faire travailler le cortex qui lui, effectue l’activité.
Vous dépassez la question du tabac : il s’agit de la structure générale du cerveau
Il s’agit aussi du fonctionnement conscient et inconscient. En effet, ces modulateurs modifient les équilibres entre les structures. Dans certains cas, ils vont activer des structures sous-corticales qui ne vous permettent pas d’avoir accès à la conscience, mais qui vous font tout de même faire des choses : vous êtes mu par des désirs ou des décisions qui ne sont pas d’ordre cognitif, qui ne sont pas traités logiquement, mais qui sont liés malgré tout à votre fonctionnement mental. Ici, on est à la frontière entre le conscient et l’inconscient, on s’approche du terrain de la psychanalyse. Comment établir le lien entre ces modulateurs, la conscience, l’inconscient et la psychanalyse ?
Cette question me passionne. Les drogues constituent à cet égard un modèle de choix qui permet d’obtenir chez l’animal des connaissances sur ces interactions.
Vos résultats intéressent directement les psychiatres
Je les rencontre souvent. Un laboratoire m’a proposé d’exposer ces travaux, et j’ai été invité dans une douzaine de villes pour des rencontres avec les psychiatres. Ils sont généralement passionnés. Mais ces résultats sont récents : la première publication dans la revue américaine PNAS6 date de 2006. Il faut du temps pour que ces idées mûrissent et fassent leur chemin. D’autant plus que les modèles fondés sur la dopamine ont littéralement envahi la neurobiologie, non seulement pour expliquer l’addiction, mais aussi la schizophrénie, la dépression, la maladie de Parkinson, etc.
Il est difficile d’imposer des modèles divergents dans un contexte totalement dominé par la dopamine. On peut donc comprendre qu’un chercheur ne parvienne pas à changer d’attitude au bout d’une heure de conférence – même s’il a été convaincu. Il faut changer tous ses raisonnements, ses modèles.
Votre solution est-elle extensible aux autres formes d’addiction ? Même à des comportements ?
Elle est potentiellement valable pour toute forme d’état d’addiction. Pour les comportements, comme l’addiction au jeu par exemple, c’est autre chose. On a tendance à parler de la pathologie du jeu en supposant que le joueur est arrivé dans un casino un jour où tout allait bien, qu’il s’est mis à jouer et est devenu dépendant du jeu. En réalité, cette image est fausse : quand on étudie les joueurs pathologiques, on s’aperçoit que 60 % d’entre eux sont tabaco-dépendants, 60 % sont alcoolo-dépendants. Ce sont des gens chez qui le découplage s’est produit antérieurement. Lorsqu’ils arrivent au casino, le jeu devient l’équivalent d’un substrat qui les soulage. Donc il n’y a pas exactement d’addiction à des comportements : en fait, vous utilisez le comportement pour vous soulager d’une addiction qui a été créée par ailleurs, soit au moyen de produits pharmacologiques, soit à la suite d’un découplage lié à votre histoire, à un épisode biographique.
L’inceste, par exemple, est typiquement un événement qui entraîne un stress violent et intense, souvent chronique, et qui peut créer le découplage. La jeune fille victime d’inceste a toutes les chances d’être particulièrement vulnérable à la dépendance à toutes les substances addictives : tabac, alcool, morphine, etc. La vulnérabilité est très variable selon les gens, sur une échelle de 0 à 100. Certains peuvent prendre de la cocaïne ou de la morphine plusieurs fois et s’arrêter du jour au lendemain. D’autres deviennent dépendant tout de suite. On le vérifie aussi chez l’animal : certains individus sont résistants au découplage. Cette variabilité a beaucoup préoccupé les chercheurs ces dix dernières années. La seule explication, c’est l’histoire de l’individu. À la naissance, le couplage n’existe pas. Il se met en place dans les 12 ou 15 premières années, je pense que les dernières étapes interviennent pendant la puberté. C’est à se moment-là que des vulnérabilités apparaissent, en fonction de l’histoire de l’individu et de son patrimoine génétique.
Les aspects émotionnels et affectifs jouent un rôle important ?
Ils sont déterminants. Il arrive de temps en temps que des animaux soient déjà découplés en arrivant au laboratoire, donc très jeunes. Il est difficile de dire ce qui leur est arrivé, mais ils ont probablement subi des « traumatismes » : manque d’eau, chaleur, etc., qui les ont rendu vulnérables. On ne peut pratiquement pas travailler avec ces animaux parce qu’ils sont déjà dans une situation de fragilité. Cela montre que la drogue n’est pas le seul moyen d’induire ce découplage – c’est simplement un moyen idéal pour le neurobiologiste, parce que c’est un instrument expérimental puissant et facile à utiliser – quatre injections suffisent.
Cela laisse entrevoir des perspectives pour d’autres situations que la dépendance à des drogues ?
Des perspectives et aussi des murs, puisque nous sommes confrontés au caractère irréversible du phénomène. Cela n’apparaît pas comme une lésion, dans la mesure où le cerveau n’est pas abîmé, les neurones sont toujours là. Ce sont les contacts entre les neurones qui se sont défaits, ou qui ne se sont pas mis en place comme ils auraient dû, et il n’y a pas de moyen de les restaurer, pour l’instant.
Quant aux drogues, l’idéal serait de disposer de produits non toxiques qui permettent de compenser le manque que l’on crée en les consommant ou en fumant. Mais il semble difficile de les éradiquer, puisque visiblement, l’homme a besoin d’une sorte de béquille.
En soi, ce n’est pas répréhensible. Le problème vient des effets massivement mortels : plus de 60 000 morts par an liés au tabac en France. L’industrie du tabac a le mauvais rôle : on lui reproche d’agir avec cynisme et de tout faire pour créer de la dépendance.
C’est certain, mais il faut ajouter que le tabac a aussi d’autres fonctions, qui ne sont pas simplement liées à l’addiction : il y a un hédonisme lié au tabac, assez évident dans le cas du cigare, par exemple, il y a aussi un effet anxiolytique indiscutable, qui chez certaines personnes devient vite indispensable, à la fois parce qu’ils sont anxieux, et parce qu’ils sont dépendants…
Concernant les industriels du tabac, je les connais pour avoir été contacté par eux à l’époque où je travaillais pour la Mildt. Ils ont financé mon laboratoire. Les cigarettiers ont évidemment mauvaise presse. Mais ils sont dans leur rôle en essayant de fidéliser leurs consommateurs, avec les effets que l’on sait aujourd’hui – mais avant que cette nocivité soit avérée, il n’y avait rien à redire. On peut dire que les cigarettiers, en cherchant à fidéliser et à augmenter leur clientèle, ont produit une véritable addiction pathologique, mais en quelque sorte sans le vouloir, et à partir d’un modèle erroné. Ils ont toujours cherché à produire les cigarettes les plus agréables possibles, avec l’idée que c’est ce qui fidéliserait les fumeurs, parce qu’ils faisaient le lien entre plaisir et addiction. De ce fait, on leur prête parfois de fausses intentions.
Par exemple on dit qu’ils mettent de l’ammoniac dans les cigarettes pour rendre les fumeurs plus dépendants. En réalité, au départ, ce n’est pas du tout pour cette raison. Ils veulent obtenir un goût agréable. Pour ce faire, ils utilisent trois produits importants : le sucrose, le miel et le chocolat. Ces trois produits sont sucrés, or la combustion du sucre entraîne la formation d’acétaldéhyde, qui se trouve être l’un des IMAO les plus puissants qui soient. Avec ces additifs, sans le savoir et sans d’ailleurs que personne puisse le savoir, puisqu’il n’existait pas de recherche sur ce sujet auparavant, ils renforçaient la dépendance. Ils pensaient augmenter leurs ventes parce qu’ils amélioraient le goût de leurs cigarettes – ce qui est en réalité sans lien direct avec l’addiction – et si les ventes n’avaient pas suivi, ils auraient sans doute abandonné pour explorer d’autres pistes. Mais ils se sont aperçus qu’avec ces additifs, qui avaient été sélectionnés en amont par des tests marketing, la consommation de cigarettes avait tendance à augmenter. En fait, ils augmentaient l’addiction, et c’est ce qui explique la hausse des ventes.
Ils ont aussi essayé d’ajouter de la nicotine, mais sans succès : les effets sont plutôt désagréables. En augmentant la nicotine, on crée une aversion – de même que si l’on augmente excessivement le taux d’ammoniac. Mais ce dont on ne parle jamais, c’est le sucrose, le miel et le chocolat – alors que ce sont eux les coupables. Il y a plus de 800 composés dans les cigarettes, et ils ont rajouté ces trois substances. Évidemment, si on reste sur le modèle de la dopamine, c’est anodin – un simple élément gustatif. En réalité, ces sucres en brûlant produisent de l’acétaldéhyde, donc des IMAO. Les travaux sur les IMAO et l’addiction datent de 1995. En 1998, des chercheurs américains ont constaté dans le cerveau des fumeurs une baisse du taux de monoamine-oxydase. Après quelques années de flottement, notre équipe découvre en 2003 que les IMAO modifient chez l’animal la réponse à la nicotine. Et il faut attendre 2004 et 2006 pour constater que les IMAO agissent par l’intermédiaire de la sérotonine, etc. En janvier 2009 nous publions un article indiquant que sans IMAO, la nicotine ne produit pas de découplage. Il a donc fallu quatorze ans de tâtonnements, entre 1995 et 2009, pour aboutir à ce résultat, et il faudra probablement encore cinq ans pour que les gens qui travaillent sur la nicotine et la dopamine acceptent de reconnaître les insuffisances de leur modèle – qui reste dominant pour l’instant parmi les experts, comme en témoigne le montant des financements accordés par l’ANR.
Vos travaux représentent-ils une menace pour les cigarettiers ?
Potentiellement oui, si nous aboutissons à des produits qui aident à se passer de la cigarette. En théorie, les gens dépendants, malades, essoufflés auront la possibilité de s’arrêter. Les fumeurs occasionnels continueront à fumer après le dîner mais globalement le marché pourrait se restreindre. Quand nos résultats ont été publiés, en janvier 2009, nous indiquions que les patchs et les chewing-gums n’étaient pas très utiles. Les cigarettiers n’ont rien dit, en revanche beaucoup de tabacologues ont protesté. Ils savent que ces produits sont peu efficaces, mais ils sont la seule aide au sevrage qu’ils peuvent proposer aux patients – leur seul espoir. Un espoir qui n’est pas forcément suffisant, mais qui rend les choses plus difficiles encore s’il vient à manquer.
C’est une espèce de placebo ?
C’est une sorte de placebo qui paraît justifié quand on pense que la nicotine est le principe de l’addiction au tabac. Pour certains, c’est une aide efficace, mais le taux de rechute reste très élevé. Pour l’expliquer brièvement, chez le singe, la première cigarette fait baisser de 25 % le taux de monoamine-oxydases dans le cœur – c’est considérable. À cinq cigarettes par jour, un fumeur a un taux de monoamine-oxydases très bas. S’il s’arrête de fumer et prend des chewing-gums à la nicotine, les monoamine-oxydases restent basses : elles agissent comme s’il était toujours fumeur. Dans ce cas, la nicotine fait son effet et soulage le manque. Mais si le fumeur ne reprend pas la cigarette, petit à petit, les monoamine-oxydases remontent : en quinze jours, elles reviennent au taux normal. À ce moment là, la nicotine n’a plus d’effet.
Donc au bout de quinze jours, le fumeur se rend bien compte que son chewing-gum ne fait plus le même effet. En général, il continue encore quelques jours, il essaie d’en prendre un peu plus, il téléphone à son médecin. Ensuite, très souvent, il craque et reprend la cigarette, au bout de deux ou trois semaines, quand la nicotine a cessé de faire effet. Les courbes sont très parlantes. Les premiers jours, tout va bien, mais au bout d’une semaine, il ne reste plus que 50 % d’abstinents, et au bout de 15 jours, on a 60 % de rechutes. Ensuite, la courbe descend régulièrement, pour finir à 84 % de rechutes.
Ces courbes méritent un commentaire, parce que les tabacologues ont un peu embelli le tableau. Parmi les gens qui s’arrêtent de fumer sans rien prendre, beaucoup reprennent progressivement la cigarette et au bout de 6 mois, 90 % des gens qui n’ont rien pris ou qui ont pris des placebos se remettent à fumer. Avec des chewing-gums à la nicotine, au bout de six mois, c’est 84 % des gens qui se remettent à fumer.
Donc, dans un cas, on a 10 % d’arrêt et dans l’autre cas, 16 % d’arrêt. Entre les deux, on trouve 60 % de différence. Sur cette base, les tabacologues affirment que le chewing-gum permet d’augmenter de 60 % le taux d’arrêt. Mais ils ne disent pas que sur 100 personnes, cela représente seulement 6 personnes de plus – 16 au lieu de 10 – et que ce n’est pas très significatif. C’est un des exemples des artifices de présentation des données qu’on trouve souvent dans le domaine du tabac, de part et d’autre.
L’enjeu est évidemment important pour l’industrie pharmaceutique. Mais qu’en pensent les médecins ?
Ces courbes de rechute sont très difficiles à obtenir. Les tabacologues rechignent à les diffuser. Or les médecins sont formés par les tabacologues.
Le professeur Molimard, pour avoir rendu publiques ces données, s’est trouvé entouré d’une aura de scandale. Il a été le premier, aux alentours des années 1970, à discuter l’effet de la nicotine. Il considère qu’il est impossible que la nicotine soit responsable de l’addiction au tabac : si c’était le cas, dit-il, tout le monde en aurait pris pendant la deuxième guerre mondiale. En effet, la nicotine est un insecticide peu coûteux – un patch vaut 2 centimes d’euro en nicotine – et dans les fermes tout le monde avait de la nicotine. Si la nicotine avait été si importante dans l’addiction, en situation de pénurie, les gens auraient trouvé le moyen de la fumer. Personne ne l’a jamais fait. Le professeur Molimard en a déduit que la nicotine ne pouvait pas être seule responsable.
Pour moi, c’était un premier indice. Comme tout le monde, il a essayé de créer une dépendance à la nicotine chez l’animal, mais sans succès.
Y a-t-il un mode de consommation du tabac qui le rend plus ou moins addictif, selon la manière dont on mobilise les IMAO, par exemple ?
En effet, selon Philippe Descola, en Amérique du Sud, les usages traditionnels du tabac sont des usages rituels qui ne suscitent pas d’addiction. C’est donc la cigarette industrielle qui a créé l’addiction ? Il semble que le tabac blond, par exemple, soit moins âcre et permette l’inhalation profonde. Est-ce déterminant dans le processus de l’addiction ?
L’ajout des additifs comme le miel a certainement un effet. On parle aussi de l’ammoniac, qui favoriserait un passage plus rapide dans les muqueuses. Ce n’est pas bien démontré. Il y a d’autres fantasmes, comme l’idée que la nicotine passerait très vite dans le sang et provoquerait un pic qui vous oblige à reprendre une cigarette pour faire remonter le niveau de nicotine. En réalité, il s’avère que l’effet de la nicotine dure de l’ordre de une à deux heures, alors qu’en fait le pic est de six minutes. Les tabacologues soutiennent que si le tabac est aussi addictif, c’est parce que ce pic produit une addiction. Du point de vue neurobiologique, ça n’a pas l’air d’être le cas.
Il est clair en revanche que les additifs ont un effet sur l’addiction, et que la composition du tabac, le taux de nicotine, et la présence plus ou moins grande des IMAO sont des facteurs décisifs.
Du point de vue d’un responsable de santé publique, il faut à la fois combattre la nocivité et l’addiction. La solution ne serait-elle pas d’essayer de faire des cigarettes réellement moins nocives ?
En réalité, du point de vue de la santé publique, il n’y a pas vraiment de problème : aucun médicament intervenant sur la dopamine n’a d’effet sur l’addiction. Tout le monde est d’accord sur ce point. Notre modèle devrait permettre aussi de trouver des remèdes – mais il faudra du temps. Par ailleurs, tout le monde est d’accord aussi sur les effets néfastes du tabac liés à l’oxyde de carbone, aux goudrons, etc.
Pour que les cigarettes soient réellement moins nocives, il faudrait retirer l’oxyde de carbone. Or il n’y a pas de fumée sans oxyde carbone. Et la fumée produit aussi les goudrons, qui sont un composant important du goût, un peu comme le miel. Ce sont deux composants difficiles à retirer… L’oxyde de carbone est le plus toxique. Il bloque le transport d’oxygène et produit un durcissement des artères, ce qui augmente la pression artérielle. C’est vraiment lui le principal coupable.
Pour le cancer, ce sont les goudrons : ils sont extrêmement complexes et ont des effets différents selon les individus. Certains peuvent fumer jusqu’à 100 ans sans avoir le moindre problème. Il y a dans ces goudrons 3 000 composants, tous carcinogènes. On les trouve en quantités très différentes selon les cigarettes. Mais chaque marque de cigarette a des caractéristiques très stables : les cigarettiers sont extrêmement précis, parce que la cigarette qu’ils proposent doit avoir le même goût partout dans le monde et que pour fidéliser le consommateur, ce goût ne doit pas varier dans le temps. Cela suppose une grande précision dans la production et dans la vérification des produits.
Jean-Pol Tassin et Marc Kirsch, « Entretien avec Jean-Pol Tassin », La lettre du Collège de France [En ligne], Hors-série 3 | 2010, mis en ligne le 24 juin 2010, consulté le 28 septembre 2010.
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